5 – LA MÈRE TOULOUCHE ET CRANAJOUR

— Dis voir, Cranajour, combien qu’on t’a donné de la redingote et du complet ?

L’interpellé fouilla dans la poche de son vieux vêtement tout rapiécé, tout sale, et, après d’interminables recherches, finit par en extraire un certain nombre de pièces qu’il compta minutieusement. Enfin, il répondit :

— Dix-sept francs, mère Toulouche.

La Toulouche s’impatienta :

— C’est le détail, j’te dis, combien pour la redingote et combien pour le complet ? Faut que je le sache, rapport à mes écritures et rapport aussi à la part que je dois donner à chacun des propriétaires. Tâche de te rappeler, Cranajour !

L’homme qui répondait à cette appellation étrange réfléchissait en vain.

Après une silence, haussant les épaules, il conclut :

— Je ne sais pas. Plus moyen de me souvenir... Il faut dire qu’il y a longtemps aussi que j’ai vendu ces frusques...

La mère Toulouche haussa les épaules :

— Longtemps ! marmotta-t-elle, si c’est pas malheureux, voilà deux heures à peine... C’est vrai, poursuivit-elle en regardant d’un air apitoyé le piètre bonhomme qui, sur la table étalait les dix-sept francs, c’est vrai qu’on te connaît pour n’avoir pas deux sous de mémoire, et qu’au bout d’une heure tu as oublié ce que tu viens de faire...

— Pour ça, dit Cranajour, c’est exact...

— Allons, fit la mère Toulouche, qu’il n’en soit plus question...

Elle tendit à son compagnon une guenille sans nom et lui commanda :

— Va-t-en accrocher dehors la pelure d’académicien. Il n’est que huit heures et nous avons encore trois quarts d’heure à y voir clair. En apercevant cet habit-là à la devanture, les copains comprendront qu’ils peuvent venir sans danger... pas de flics autour de la cambuse...

Par précaution, la mère Toulouche s’avança sur le pas de la porte, examina rapidement le voisinage : aucune silhouette suspecte.

— Y a du bon, grommela-t-elle. D’ailleurs j’en étais sûre : les mouches vont nous fiche la paix pendant quelque temps... probable qu’elles sont toutes en ce moment sur l’affaire Dollon. Pas vrai, Cranajour ?

Rentrant dans sa boutique, la mère Toulouche s’était heurtée à l’individu, figé sur place, qui tenait à bout de bras, avec respect, la misérable défroque pompeusement qualifiée d’habit d’académicien.

— Qu’est-ce que t’attends ?

— Rien.

— Qu’est-ce que tu vas faire avec cet habit ?

Cranajour parut réfléchir.

— Je t’ai dit, grogna la mère Toulouche, d’aller l’accrocher dehors. T’as donc déjà oublié ?

— Non, non, protesta Cranajour, qui, tout confus, s’empressa d’exécuter l’ordre.

— Quel type ! pensait la mère Toulouche tout en serrant les dix-sept francs.

Comment Cranajour était-il entré en relations avec la mère Toulouche et les intimes de la vieille marchande à la toilette ? Cela, nul n’aurait pu le dire.

Un beau matin, minable et râpé, il s’était trouvé dans la bande, échangeant des propos vagues avec les uns et les autres. Lorsqu’on avait bougé, il avait bougé, suivi le mouvement. Personne n’avait pu lui faire dire son nom ni même d’où il venait, tant il était affligé d’un prodigieux manque de mémoire, à tel point qu’au bout d’une heure le malheureux avait oublié ce qu’il faisait l’heure précédente.

C’était un faible d’esprit, un pauvre homme, pas méchant pour un sou, toujours prêt à rendre service et qui pouvait avoir, à en juger par son aspect extérieur, entre quarante et soixante-dix ans, car les privations et la misère savent modifier, mieux que tout, l’aspect de nos carcasses humaines.

Et, comme la raillerie ne perd jamais ses droits, la mère Toulouche et ses amis, en présence de ce cas bizarre, énigmatique, d’un cerveau qui n’enregistrait les souvenirs que pour les laisser s’échapper aussitôt, n’avaient pas hésité à baptiser de ce sobriquet imagé « Crâne à jour » l’individu anonyme singularisé par cette infirmité mentale.

À part cela, Cranajour, le plus complaisant des hommes, était aussi le moins exigeant des collaborateurs, toujours content de ce qu’on lui donnait, toujours disposé à faire de son mieux.

Revenons à la Toulouche. Elle tenait sur le quai de l’Horloge, entre le Pont-Neuf et la rue de Harlay, une boutique à l’enseigne de : « L’amateur de curiosités ».

Cette annonce alléchante n’était justifiée en rien par l’intérieur du magasin. La boutique, en effet, n’était qu’un vulgaire « décrochez-moi ça... », un affreux débarras, réceptacle des saletés de toutes sortes, vieux meubles cassés, vieux vêtements hors d’usage, un bric-à-brac invraisemblable où voisinaient toutes les épaves de la misère parisienne.

 ***

Derrière le magasin, dont la petite façade donnait par-dessus le bord du quai sur les flots de la Seine, il y avait une arrière-boutique dans laquelle se trouvaient pêle-mêle le grabat de la mère Toulouche, un fourneau de cuisine à demi démantibulé et le surplus des marchandises qui n’avaient pas trouvé place dans le magasin du devant.

L’arrière-boutique communiquait avec la rue de Harlay, par le couloir étroit et sombre, de telle sorte que le bouge de la mère Toulouche avait en réalité deux issues, ce qui n’était pas superflu, ce qui était même indispensable pour une gaillarde de son espèce, sans cesse inquiète des curiosités de la police, et qui donnait asile à toutes sortes d’inconnus sans feu ni lieu ni visage, à dissimuler.

Le logement-magasin de la mère Toulouche comportait, indépendamment des deux pièces du rez-de-chaussée, une cave vaste et profondément creusée, à laquelle on accédait par un escalier noir, tortueux, perpétuellement humide à cause du voisinage du fleuve.

On y pataugeait, on y glissait sur une boue grasse. Néanmoins cette cave était entièrement remplie de caisses de toutes sortes, de ballots aux formes étranges, d’accessoires et d’objets variés.

Évidemment, le « décrochez-moi ça » de la mère Toulouche se poursuivait jusque dans ce sous-sol, et ce sous-sol, en outre, pouvait constituer une rassurante cachette, un refuge précieux pour quiconque aurait éprouvé le besoin de soustraire sa propre trace à des investigations policières, par exemple.

Et la mère Toulouche s’était déjà trouvée en relations involontaires avec la police. La dernière rencontre, la plus grave remontait à l’époque fameuse où la bande des Chiffres avait eu pour chef énigmatique l’apache Loupart, alias Docteur Chaleck.

La mère Toulouche, alors arrêtée à son domicile, rue de la Charbonnière, sous l’inculpation de recel de billets de banque volés à un courtier en vins, M. Martialle, avait passé aux Assises, mais, grâce à l’habileté de son défenseur, la vieille femme devait s’en tirer avec vingt-deux mois de prison...

Nullement amendée au sortir de Clermont, la mère Toulouche, qui possédait quelque argent soigneusement dissimulé, avait décidé de venir s’installer auprès du Palais de Justice, tout près de la Grande Maison où ces messieurs jugent et condamnent les pauvres gens. Elle disait, par manière de plaisanterie :

— Étant la voisine des robes rouges, je finirai bien par en connaître quelques-unes, et dame ! on ne sait pas, ça peut toujours servir !

Mais ce désir de voisinage n’était en somme qu’un prétexte, et la mère Toulouche avait obéi à d’autres considérations en arrêtant cette boutique de l’Île de la Cité, en ouvrant sur le quai de l’Horloge, généralement désert, sa misérable échoppe. C’est qu’en effet, la Toulouche restait liée à l’ancienne bande des Chiffres peu à peu reformée, au gré des retours du bagne. Avec le Barbu notamment qui avait été mis en liberté provisoire, après trois ans de prison et qui, d’accord avec la mère Toulouche, s’était affilié à une troupe de contrebandiers et de faux monnayeurs dont les affaires étaient assez prospères.

Un certain temps, on avait vécu tranquille, mais le malheur s’était abattu derechef sur les associés.

Le Tonnelier, un homme qui avait eu son heure aux héroïques époques de Chaleck et du Loupart, à peine sorti de l’ombre, y était rentré à la suite d’une imprudence qui n’avait pas échappé à la perspicacité des douaniers français postés sur la frontière belge.

Avec lui, on avait coffré deux ou trois autres complices, et ce groupe sympathique faisait actuellement de la prévention à la Santé.

Toutefois, au fur et à mesure que la bande se désagrégeait, de nouvelles recrues venaient combler les vides provisoires ou définitifs.

C’est ainsi qu’on s’était assuré le concours d’un personnage, précieux entre tous, un certain Nibet, qui, bien que ne se compromettant pas souvent, pouvait, grâce à ses influences, épargner bien des ennuis à la bande. Nibet exerçait en effet une profession sociale officielle, honorable et connue, puisqu’il était fonctionnaire, gardien du Dépôt.

Parfois aussi on voyait arriver chez la Toulouche la grande Ernestine, pierreuse du quartier de la Chapelle, que, pendant un certain temps, autrefois, on avait soupçonnée d’avoir des accointances avec la police. Mais ces suppositions n’avaient jamais été justifiées. Si elle avait voulu trahir néanmoins, le souvenir de sa collègue, la Coquette, vieille pierreuse qui faisait avec elle le trottoir de la rue de la Goutte-d’Or et que l’on avait saignée à mort pour un propos menaçant, pouvait lui donner à réfléchir.

***

Tandis que la mère Toulouche, du fond de son magasin, considérait d’un air goguenard le brave Cranajour en train d’attacher bien en évidence sur la devanture l’habit d’académicien, quelqu’un s’introduisit dans la boutique et salua la mère Toulouche d’un chaleureux :

— Bonjour, la vieille !

C’était la grande Ernestine justement qui, comme elle l’expliquait, rôdait depuis une bonne demi-heure autour de la statue d’Henri IV, guignant l’étalage et n’osant s’approcher avant le signal habituel.

Les familiers savaient en effet que lorsque la boutique était l’objet d’une surveillance, que lorsque la mère Toulouche redoutait une filature, elle avait soin de mettre à l’extérieur de son magasin des vêtements quelconques, mais si, comme on disait dans la bande, la voie était libre, si nulle silhouette suspecte de policier ne se révélait dans les environs, alors la mère Toulouche déployait le drapeau de ralliement, qui n’était autre que ce vieil habit d’académicien, habit rapiécé, défraîchi, déchiré, qui passait sans doute inaperçu aux yeux des passants et des collectionneurs que la bizarrerie du bric-à-brac arrêtait parfois quelques instants, mais qui, pour les initiés, prenait une signification précise.

Ernestine arrivait la figure toute bouleversée.

— As-tu des nouvelles ?

La stupéfaction se peignit sur le visage de la vieille Toulouche :

— Des nouvelles de quoi ?

— Paraît, insista la grande Ernestine, que ce pauvre Émilet s’est foutu la gueule par terre…

La mère Toulouche esquissa un geste de désespoir.

— C’est-y Dieu possible ? Le pauvre gosse !... y s’est rien cassé ?

— Dame, je n’ai pas plus de renseignements, déclara Ernestine en levant les bras.

Les deux femmes se regardèrent, consternées.

Émilet, un brave, celui-là ! Et comme il s’était tiré d’affaires sans pour cela lâcher les camarades, restant toujours avec eux, travaillant pour le bien commun.

Il y avait trois ans un certain Mimile, insoumis à la loi militaire, avait été arrêté à la Chapelle dans le cabaret du père Korn, « Au rendez-vous des Aminches », au cours d’une rafle générale, et envoyé comme de juste à Biribi ; mais là le jeune homme, au lieu de se faire remarquer selon l’usage dans son milieu par une conduite exécrable, s’était tenu tel un petit saint afin de donner confiance aux gradés.

C’est ainsi que deux fois pendant son temps, il avait pu voler dans la caisse de compagnie, non seulement sans être pris, mais encore sans éveiller aucun soupçon. On avait même condamné et fusillé deux innocents à sa place.

Mimile, par faveur spéciale, avait été envoyé avant la fin de son service, eu égard à ses bonnes notes, dans un régiment d’Alger, et, dans cette ville où il avait de nombreux loisirs, il s’était trouvé en relations avec des mécaniciens qui s’occupaient d’aéroplanes. La mécanique, c’était bien son affaire, à ce garçon capable de vous démolir une serrure comme on roule une cigarette !

Audacieux avec cela, Mimile, en six mois, une fois son service fini, était devenu un aviateur habile qui, sans avoir la réputation d’un ténor de la locomotion aérienne, parvenait à gagner sa vie très proprement dans ce métier. Toutefois, Mimile, devenu Émilet, avait des aspirations plus hautes. Il s’était rendu compte que, pour peu que l’on n’en abusât pas, rien n’était plus aisé que faire de la contrebande par aéroplane en passant d’un pays à l’autre, sous prétexte d’établir des records.

Jamais il ne viendrait à l’idée des douaniers, ni surtout des gendarmes, au beau milieu d’un pays, d’aller examiner si les tubes creux d’un appareil volant étaient ou non remplis de dentelles, si dans les cellules arrière ou avant des surfaces portantes on n’avait pas dissimulé des objets de prix, et même des milliers d’allumettes ou encore de la fausse monnaie.

Et Mimile, de temps à autre, annonçait une tentative de voyage aérien, déclarait qu’il allait s’attaquer à la performance Bruxelles-Paris, ou Londres-Calais.

Le plus souvent, Émilet mettait son projet à exécution, réussissait ou non, peu lui importait, du moment qu’il avait franchi la frontière et passé par-dessus la tête des douaniers qui l’applaudissaient, des centaines de milliers de francs de marchandises soumises aux droits.

Émilet avait pour mécaniciens deux ou trois gaillards servant habituellement de traits d’union entre l’aviateur et la bande des contrebandiers, faux-monnayeurs, qui se réunissaient chez la mère Toulouche, en secret et dans le mystère.

C’est pourquoi la grande Ernestine, apprenant l’accident d’Émilet, avait été fort inquiète. L’appareil en atterrissant s’était-il démoli ? le lot considérable de dentelles que l’on attendait de Malines parviendrait-il à bon port ?

Depuis quelque temps déjà, la guigne semblait s’acharner sur les infortunés qui se donnaient tant de mal. Déjà, le Tonnelier et quelques-uns des siens étaient sous les verrous. Il semblait que l’entourage de la mère Toulouche fût surveillé... voilà qu’Émilet ramassait une bûche avec son aéroplane... Décidément... La mère Toulouche voulait en avoir le cœur net. Qu’était-il exactement arrivé à Émilet ?

— Cranajour, cria-t-elle.

L’homme sortit de l’arrière-boutique dans laquelle il flânait et s’approcha, l’air ahuri.

— Cranajour, déclara la vieille femme, lui mettant un sou dans la main, va-t-en m’acheter tout de suite un journal du soir et rapporte-le aussitôt... et n’oublie pas ce que je te dis... Fais un nœud à ton mouchoir, cela te servira de pense-bête.

— Oh ! jura Cranajour, n’aie pas peur, mère Toulouche, je n’oublierai pas.

Cranajour venait à peine de s’éloigner qu’un personnage, au visage renfrogné s’introduisait dans le magasin, non pas par l’entrée du quai, mais par l’arrière-boutique à laquelle il avait accédé en suivant le couloir sombre qui s’ouvrait sur la rue de Harlay.

Il tenait de la main son col relevé, comme s’il avait froid, bien qu’on fût en été, et la casquette rabattue sur les yeux de sorte que son visage était entièrement dissimulé.

La mère Toulouche, ayant enlevé le bec de cane de la porte d’entrée sur le quai, rejoignit la grande Ernestine et le nouveau venu :

— Eh bien, Nibet, demanda-t-elle, quoi de neuf ?

L’homme enleva sa casquette, abaissa son col. Son visage apparut : c’était bien le gardien du Dépôt.

— Du vilain, grogna-t-il entre ses dents, ça chauffe au Palais.

— On a des embêtements ? demanda la grande Ernestine. Les copains qui sont en prévente ?...

Nibet haussa les épaules et, regardant dédaigneusement la fille :

— T’es gourde, c’est rapport à l’affaire Dollon.

La mère Toulouche et Ernestine se rendaient bien compte que Nibet devait en savoir plus long qu’il n’en disait sur les histoires de Jacques Dollon et de la baronne de Vibray, mais elles n’osaient questionner le gardien, déjà de fort méchante humeur et auquel l’annonce de l’accident survenu à Émilet ne rendit pas la gaieté.

— Manquait plus qu’ça, jura-t-il, précisément que nous attendons cet arrivage de dentelles ce soir.

— Qui c’est qui doit venir les livrer ?...

— Le Matelot, répondit Nibet.

— Et qui c’est qui doit les recevoir ? demanda la mère Toulouche.

— Probable, répliqua Nibet d’un ton bourru, que ce sera moi avec le Bedeau. Au fait, poursuivit Nibet, en regardant Ernestine, où qu’il est, ton homme ?

***

Comme quelqu’un qui vient de se livrer à une course folle, Cranajour, parti depuis une heure environ pour acheter le journal, s’arrêta haletant, devant la petite entrée sombre qui menait de la rue de Harlay au repaire de la mère Toulouche.

Cranajour s’introduisit dans le couloir, mais, au lieu de rejoindre sa pseudo patronne, il s’engagea dans l’escalier tortueux qui faisait communiquer les nombreux étages de la maison et grimpa jusqu’au septième.

Cranajour tourna une clé dans la serrure d’une porte branlante et pénétra dans une mansarde dont la fenêtre en tabatière s’ouvrait obliquement dans le toit incliné.

Ce misérable local constituait le domicile de l’étrange individu qui passait le plus clair de ses journées en compagnie de la mère Toulouche dans la fréquentation des amis de la vieille receleuse.

Visiblement Cranajour ne voulait pas montrer qu’il avait pris chaud en courant, car, ayant défait son veston, entrebâillé sa chemise, il s’aspergea le haut du corps et le visage avec de l’eau froide, épongea son front en sueur, frotta la poussière qui poudrait de blanc ses gros souliers.

Il faisait une nuit claire, étoilée, et Cranajour, pour se rafraîchir plus vite encore, passa la tête et les épaules par la fenêtre entrebâillée.

Mais, comme il considérait machinalement les toits qui se profilaient devant lui, l’homme eut soudain un soubresaut, son regard terne s’alluma.

En face de lui, Cranajour avait le Palais de Justice. Or, tandis qu’il regardait le faîte du Palais de Justice, il venait de distinguer sur les toits une ombre qui allait et venait, passant d’une corniche à l’autre, disparaissant derrière une cheminée, réapparaissant encore.

Anxieusement, Cranajour suivit la progression bizarre du mystérieux voyageur de là-haut.

       Que diable cela signifie-t-il ? se demandait Cranajour, cependant qu’il clignait des yeux, et contractait les paupières pour mieux voir.

Quiconque aurait observé Cranajour, à ce moment, aurait été soudainement frappé par le changement subit qui s’était produit dans sa physionomie.

Ce n’était plus le Cranajour à l’œil vague, au sourire niais, à la face abrutie, tel qu’on avait coutume de le regarder dans la boutique de la mère Toulouche, mais un Cranajour complètement transfiguré, aux traits mobiles, nerveux, aux gestes vifs, à l’aspect intelligent. Un autre homme, véritablement.

Cranajour, intrigué par le promeneur des toits, suivit encore ses évolutions pendant quelques minutes. Il serait demeuré ainsi toute la nuit à sa fenêtre, si l’inconnu avait persisté dans ses évolutions, mais soudain Cranajour le voyait monter au haut d’une cheminée d’assez grand diamètre, plonger lentement dans l’orifice de celle-ci, pour y disparaître complètement.

Cranajour attendit quelques instants, espérant que l’individu ne tarderait pas à sortir de sa mystérieuse cachette...

Ce fut en vain : les toits du Palais avaient repris leur aspect ordinaire. La solitude y régnait.

Quelques instants après, Cranajour rentrait dans l’arrière-boutique.

— Comme tu as été long, cria la mère Toulouche ; as-tu au moins trouvé le journal ?

Cranajour tressaillit, regarda l’assistance de son air le plus stupide, baissa les yeux.

— Tiens, fit-il, j’ai oublié de l’acheter.

Cependant, le gardien Nibet, qui n’avait prêté qu’une médiocre attention à l’arrivée du pauvre imbécile, continuait à s’entretenir avec la grande Ernestine des affaires de son amant, le Bedeau.

C’était un personnage, que ce Bedeau, et s’il portait un nom susceptible de le faire passer pour un être pacifique, il le devait en réalité à sa terrible réputation de « sonneur ». Terrible, car ce n’était pas des cloches que l’amant d’Ernestine sonnait d’ordinaire, mais bien les infortunés passants, qu’il ne manquait jamais, lorsqu’il les avait dévalisés, d’assommer à moitié, parfois aux trois quarts, à l’occasion tout à fait, si par malheur pour eux ils avaient manifesté quelque velléité de résister à ses attaques !

Ernestine achevait d’expliquer à Nibet qu’il ne fallait pas compter ce soir-là sur le Bedeau en raison des aventures embrouillées, ténébreuses qui se déroulaient en ce moment.

La mère Toulouche, curieuse, interrogea :

— C’est-y donc qu’il a trempé dans l’affaire Dollon ?

À ces mots, Cranajour prêta l’oreille sans en avoir l’air, et tout en affectant de mettre en ordre un gros ballot de vieilles hardes.

Mais Nibet répondait à la mère Toulouche :

— Le Bedeau n’est pour rien dans cette histoire ; je sais ce que je sais là-dessus... Néanmoins, il redoute le sort du Tonnelier, et c’est pour cela qu’il ne vient pas. Je le comprends d’ailleurs. Faut de la prudence par le temps qui court.

Ernestine et la mère Toulouche s’apitoyèrent sur le sort du Tonnelier.

Le pauvre homme ! sortir de prison pour y rentrer après quinze jours de liberté... et avec une sale inculpation sur le dos : contrebande, fausse monnaie...

Nibet les calma d’une promesse réconfortante :

— Puisque je vous dis, grogna-t-il, que je lui ferai avoir Me Henri-Robert pour défenseur. Avec ce gaillard-là, qui sait empaumer les jurés, il s’en tirera pour pas cher.

Cependant, Nibet avait regardé sa montre :

— Bientôt deux heures et demie, s’écria-t-il, va falloir descendre. Le Matelot ne tardera pas à accoster avec sa barque à la bouche de l’égout.

La mère Toulouche, qui toujours était inquiète lorsqu’une arrivée d’objets de contrebande s’effectuait dans ses caves, essaya de dissuader Nibet.

— Jamais tu ne pourras t’en tirer tout seul, lui suggéra-t-elle.

Nibet leva les bras au ciel dans un geste de doute, mais son regard s’arrêtait sur Cranajour. Le gardien de prison parut hésiter un instant, puis, constatant les deux femmes, comme pour solliciter une approbation, proposa :

— Puisqu’il n’y a personne d’autre, je pourrais bien prendre Cranajour avec moi ?

D’abord, on se récria, on échangea quelques avis à voix basse, un peu à l’écart de l’innocent, pour qu’il ne puisse entendre : Cranajour n’avait encore jamais fait ce travail, avec personne. Puis il déraisonnait souvent. Pourrait-on compter sur sa discrétion ?

Nibet sourit.

C’était justement sa bêtise et son manque de mémoire qui permettaient de l’employer sans danger.

— Ma foi, reconnut la mère Toulouche un peu rassurée, c’est tout de même vrai...

Puis, comme pour confirmer aux yeux de l’assistance la simplicité de ce pauvre Cranajour :

— Eh là ! fit-elle, l’appelant, raconte un peu où tu as dîné ce soir, Cranajour.

Le malheureux parut faire un prodigieux effort, prit sa tête entre ses deux mains, ferma les yeux, réfléchit longuement. Après un silence, il répondit d’un air emphatique, mais navré :

— Ma foi, je ne sais plus.

Nibet, qui l’avait observé, hocha la tête et conclut :

— Il y a du bon.

***

Nibet, précédant son compagnon, venait de descendre dans les caves de la mère Toulouche, et non sans difficultés, car il fallait enjamber des caisses de toutes sortes et des ballots instables. Il passait dans une autre cave plus petite, mais aussi peu séduisante, autour de laquelle étaient rangées de longues boîtes en fer-blanc à couvercle rouillé.

Cranajour, qui avait été chargé de porter la lanterne avec laquelle on s’éclairait, fut attiré du côté de ces boîtes. Machinalement, il en ouvrit une et recula émerveillé : la boîte contenait des pièces d’or qui miroitaient à la lumière.

Nibet, d’une bourrade dans l’épaule, arracha Cranajour à la contemplation de cette fortune.

— Eh bien, grogna-t-il, faudrait voir à ne pas t’évanouir là-dessus. Il paraît, mon vieux, que ta bêtise ne va pas jusqu’à ignorer la valeur des jaunets. N’importe, je t’en donnerai deux ou trois si tu te tiens bien. Mais, continuait le gardien de prison en attirant son compagnon au fond de la deuxième cave, faudra faire attention si jamais tu présentes une de ces pièces à ton banquier, car, sans être des louis de la sainte farce, cette galette luisante n’est pas tout à fait catholique. Faudra ouvrir l’œil, et le bon !

Cranajour hocha la tête. Par de petites monosyllabes, il exprima sa parfaite compréhension de l’affaire.

— Fausse monnaie ! murmura-t-il. Fausse monnaie !

À l’extrémité de la cave se trouvait une grosse porte fermée par une barre de fer. Nibet l’enleva avec l’aide de Cranajour, que cette promenade souterraine paraissait beaucoup intéresser.

La porte ouverte, les deux hommes se trouvèrent dans un long couloir obscur, balayé par un vif courant d’air. Le sol de ce couloir était dallé comme un trottoir. Toutefois, à l’emplacement de ce qui aurait été la chaussée, si l’on s’était trouvé dans la rue, coulait un ruisseau pestilentiel, roulant dans ses flots bourbeux quantité d’immondices.

— C’est le petit égout collecteur de la Cité, souffla Nibet à l’oreille de Cranajour.

Lui désignant sur la gauche, au loin, une tache grise :

— Vois-tu le jour, par là ? fit-il, c’est l’ouverture de l’égout qui donne dans la Seine. C’est par là que le Matelot va arriver tout à l’heure.

Mais Nibet s’arrêta net et, reculant vivement avec Cranajour, qu’il avait tiré par la manche, se rapprocha de l’entrée de la cave.

Un bruit insolite avait inquiété le gardien de prison :

— Qu’est-ce que c’est ?

Les deux hommes prêtèrent l’oreille... Ils ne pouvaient douter, ni croire qu’ils avaient été victimes d’une erreur de leurs sens : le bruit d’un pas sec et régulier se percevait nettement, venant de la partie de l’égout opposée à l’embouchure.

— Quelqu’un ? demanda Cranajour, qui, dans son for intérieur, et malgré son manque de mémoire, rapprochait ce bruit de la vision bizarre qu’il avait eue une heure auparavant, de sa fenêtre, alors qu’il regardait l’inconnu évoluer sur les toits du Palais de Justice.

Nibet hocha la tête affirmativement.

Soudain, la lueur d’une lanterne sourde scintilla sur la paroi humide et visqueuse de la voûte du souterrain.

— Rentrons, murmura Nibet, qui, avec des précautions infinies, mit, entre l’égout et la cave, le solide obstacle de la porte de bois.

Ainsi à l’abri, les deux hommes pouvaient, par les interstices des planches mal jointes, et sans être vus, car ils avaient éteint leur lanterne, observer le ou les individus qui imprudemment s’annonçaient dans le voisinage.

Nibet ne poursuivit pas longtemps ses suppositions, et les bruits de pas se rapprochaient…

Un homme surgit, et bien qu’il fût caché derrière sa lanterne, la réverbération de la lumière sur les voûtes de l’égout éclaira son visage.

L’inconnu était élégamment habillé, blond, fine moustache.

À peine avait-il dépassé la porte de la cave dans laquelle les deux complices étaient dissimulés, que Nibet, subitement pris d’une rage étrange, serrant le bras de Cranajour, grommela d’une voix étouffée :

— C’est lui ! encore lui ! le journaliste de l’affaire Dollon, de l’histoire du Dépôt, Jérôme Fandor. Ah ! cette fois...

Cranajour, avidement, observa les mouvements du gardien de prison. Il entendit nettement le claquement sec de la lame d’un couteau à virole que l’on arme.

Au mépris de toute prudence, Nibet avait ouvert la porte et, entraînant Cranajour, s’élançait avec lui dans l’égout, à la suite du personnage qu’il venait de reconnaître : Jérôme Fandor.

Celui-ci s’en allait lentement dans la direction de la Seine.

Cranajour interrogea, d’un ton un peu inquiet :

— Va-t-il y avoir du vilain ?

Nibet grogna, les dents serrées :

— Probable. Je commence à en avoir assez de cet animal-là. Toujours sur notre route... l’occasion est trop belle. Je m’en vais lui crever la peau.

Dans le petit jour qui se levait, et dont les rayons pâles pénétraient fort avant dans l’égout, Cranajour tressaillit.

À pas de loup, les deux hommes s’étaient rapprochés du journaliste. Jérôme Fandor ne se doutait de rien. Il avançait toujours à pas comptés, lentement, la tête basse.

Les deux bandits se trouvèrent soudain à un mètre à peine derrière lui.

Sans risquer le moindre bruit, Nibet, dont la décision était prise, respira profondément et leva le bras au bout duquel il tenait son arme meurtrière...

Jérôme Fandor, à ce moment précis, venait de s’arrêter à l’extrémité même de l’égout, au bord de l’ouverture qui le faisait tomber à pic dans la Seine. Sans doute le journaliste se demandait comment il allait pouvoir sortir de là.

Une seconde encore. Le couteau de Nibet allait s’abaisser terriblement rapide, s’enfoncer jusqu’à la garde dans la nuque de l’infortuné, mais Cranajour, soudainement inspiré, sans qu’il fût possible de savoir quelle était véritablement son intention, d’un brusque coup de pied dans les reins, envoyait le journaliste dans le vide !

On entendit le corps tomber lourdement à la Seine...

Le mouvement avait été si brusquement fait, que Nibet demeura interdit, tenant toujours le bras en l’air, considérant Cranajour :

— Imbécile !... hurla-t-il en regardant l’innocent.

Cranajour sourit de son air le plus bête, hocha la tête, ne répondit rien.

Elle était formidable, la colère du gardien de prison auquel, par une maladresse inconcevable, Cranajour venait d’enlever l’occasion véritablement unique de se débarrasser du journaliste.

Après cette incartade inexpliquée, on était rentré dans le magasin où la mère Toulouche, avec la grande Ernestine, attendait anxieusement les résultats de la sortie. Or, non seulement les deux hommes revenaient bredouilles, sans la moindre nouvelle du Matelot, qui d’ordinaire était très exact, mais encore ils venaient de manquer la belle occasion qui s’était présentée à eux.

Sans savoir pourquoi Nibet en voulait tant à ce journaliste, mais criant de confiance, tour à tour Ernestine et la mère Toulouche agonirent de sottises le malheureux Cranajour, cause de tout le mal.

Celui-ci en vain levait les yeux au ciel, se frappait la poitrine, haussait les épaules, balbutiait de vagues excuses.

Il ne pouvait pas s’expliquer son attitude. Il avait cru bien faire, aider Nibet...

On en discutait encore deux heures après l’événement. Soudain Cranajour sortit d’un long silence pour demander, de son air le plus imbécile :

— Mais qu’ai-je donc fait ? Que me reproche-t-on ?

On se regarda interdit, puis on comprit : deux heures s’étaient écoulées en effet. Cranajour avait oublié.